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CHARDIN, Autoportrait |
Qu’est-ce qu’« Un mois, un extrait » ?
Ce mois-ci, ce rendez-vous « Un mois, un extrait » a pris un peu de retard mais le voilà de retour avec Marcel Proust, autant dire que ça valait la peine d’attendre, n’est-ce-pas ? A dire vrai, ce n’est pas vraiment Proust qui sera mis à l’honneur (malgré toute l’admiration que j’ai pour l’homme et son oeuvre) mais plutôt la peinture et une de ses conceptions de l’art à travers l’oeuvre d’un autre : Jean-Siméon Chardin. J’ai connu et aimé Chardin la première fois que je suis allée au Louvre grâce aux commentaires qu’en fait Diderot dans ses Salons. Le réalisme de ses peintures ne peut pas nous laisser indifférent même si les « natures mortes » et les scènes de genre sont surement moins populaires que d’autres thèmes quand on aime la peinture. Pourtant, on sent que quelque chose se passe chez Chardin: le temps, presque suspendu, c’est un instantané de vie qui nous est montré, une vie simple, loin du maniérisme. En vérité, Chardin est un maître à voir : ils nous apprend à bien regarder le monde et, à travers ses tableaux, à le voir sous un nouveau jour à tel point qu’art et réalité viennent à se confondre.
C’est par l’écriture, une autre forme d’art, que Proust veut révéler ce pouvoir de l’art de transfigurer le monde, d’en redonner le goût même dans ses aspects les plus prosaïques ce qui est assez inattendu pour quelqu’un réputé pour être un fieffé dandy et un homme du monde.
Chardin et Rembrandt de Marcel PROUST
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Jean-Siméon CHARDIN, Le buffet |
« Prenez un jeune homme de fortune modeste, aux goûts artistes, assis dans la salle à manger au moment banal et triste où l’on vient de finir de déjeuner et où la table n’est pas encore complètement desservie. L’imagination pleine de la gloire des musées, des cathédrales, de la mer, des montagnes, c’est avec malaise et ennui, avec une sensation proche de l’écœurement, un sentiment voisin du spleen, qu’il voit un dernier couteau traîner sur la nappe à demi relevée, qui pend jusqu’à terre, à coté d’un reste de côtelette saignante et fade. Sur le buffet un peu de soleil, en touchant gaiement le verre d’eau que des lèvres désaltérées ont laissé presque plein, accentue cruellement comme un rire ironique, la banalité traditionnelle de ce spectacle inesthétique. (…) Il maudit cette laideur ambiante, et honteux d’être resté un quart d’heure à en éprouvé non pas la honte mais le dégoût et comme la fascination il se lève et s’il ne peut pas prendre le train pour la Hollande ou pour l’Italie, va chercher au Louvre des visions de palais à la Véronèse, des princes à la Van Dyck, des ports à la Claude Lorrain, que ce soir viendra de nouveau ternir et exaspérer le retour dans leur cadre familier des scènes journalières.
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Claude LORRAIN, Le débarquement de Cléopâtre à Tarse |
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La mère laborieuse |
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La pourvoyeuse |
Le plaisir que vous donne sa peinture d’une chambre où l’on coud, d’une office. d’une cuisine. d’un buffet, c’est, saisi au passage. dégagé de l’instant, approfondi. éternisé. le plaisir que lui donnait la vue d’un buffet, d’une cuisine. d’une office, d’une chambre où l’on coud. Ils sont si inséparables l’un de l’autre que. s’il n’a pu s’en tenir au premier et qu’il a voulu se donner et donner aux autres le second, vous ne pourrez pas vous en tenir au second, vous reviendrez forcément au premier. Vous l’éprouviez déjà inconsciemment ce plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte, sans cela il ne se serait pas levé dans votre cœur, quand Chardin avec son langage impératif et brillant est venu l’appeler. Votre conscience était trop inerte pour descendre jusqu’à lui. Il a dû attendre que Chardln vint le prendre en vous pour l’élever jusqu’à elle. Alors, vous l’avez reconnu et pour la première fois vous l’avez goûté. Si en regardant un Chardin, vous pouvez vous dire : cela est intime, est confortable, est vivant comme une cuisine, en vous promenant dans une cuisine. vous direz : cela est beau comme un Chardin. »
Où se le procurer ?
Pour lire dans son intégralité cet essai de Marcel Proust Chardin et Rembrandt, il faudra compter EUR 10, 54 dans son édition « Le bruit du temps ».
Proust a toujours ce talent particulier, de même que Diderot, pour nous faire sentir la peinture à travers les lettres. Le petit pan de mur jaune, l'art qui nous fait sortir de nous et multiplie les mondes possibles à travers la vision des artistes originaux et démiurges… il y a vraiment quelque chose de pictural dans son écriture, je trouve (ce que je viens de dire est peut-être soit très faux, soit très banal, mais bon, je ne suis pas spécialiste de Proust alors on va dire que j'ai le droit de dire des banalités).PS : c'est avec plaisir que j'ai vu Le débarquement de Cléopâtre à Tarse dans ton article… ce tableau m'a toujours fait penser à un autre de Turner dont le nom m'échappe malheureusement…. tant pis, ça me reviendra.PS: mon code pour valider le commentaire est "overraw money", je trouvais ça désopilant et je tenais à le partager avec quelqu'un !