Synopsis :
Le mythe de Psyché et Cupidon « réinterprété » (« retold »)
« La modification fondamentale consiste à rendre le palais de Psyché invisible à des yeux mortels – si rendre n’est pas un terme mal choisi pour exprimer quelque chose qui, dès ma première lecture du récit, s’imposa à moi comme la manière dont les choses avaient dû se passer. » (Note de l’auteur)
« Le dieu de la Montagne grise, qui me hait, est le fils d’Ungit. Il n’habite toutefois pas la maison de sa mère et Ungit y vit seule. Tout au fond de sa maison, là où elle se tient, il fait si sombre qu’on la devine à peine ; mais, en été, un peu de lumière pénètrent dans les trous pratiqués dans le toit pour la fumée et on peut alors l’entrevoir. C’est une pierre noire, sans tête, ni mains ni visage, c’est une très grande déesse. » (p. 14)
« Diraient-ils que c’était un signe, une suggestion m’incitant à résoudre l’énigme d’une façon plutôt que d’une autre ? Je ne leur concéderai pas cela. A quoi peut servir un signe qui n’est lui-même qu’une nouvelle énigme ? (…) Quoi de plus facile pour les dieux eux-mêmes de créer une illusion pour se moquer de vous ? (…) Ils posent une énigme et ils autorisent ensuite une apparence qu’on ne peut vérifier et qui ne peut qu’obscurcir et activer les remous torturants de nos hypothèses. S’ils avaient l’intention de nous guider, pourquoi ne le font-ils pas sans ambiguïté ? »(p. 138-139)
« J’ai dit qu’elle n’avait pas de visages, mais cela signifie qu’elle en avait mille, car elle était très inégale, grumeleuse et ridée ; c’est pourquoi, comme lorsqu’on fixe un feu, on pouvait toujours voir en elle un visage ou un autre. Elle était maintenant plus rugueuse que jamais, à cause de tout le sang qu’on avait versé sur elle pendant la nuit. Dans les petits caillots et les filets coagulés je discernais un visage, imagination d’un instant, auquel vous ne pouviez plus échappé une fois que vous l’aviez entrevu. »(p. 274)
Devant autant de visages, autant de facettes de la réalité où s’ajoute une facette étrange qu’est le mystérieux, l’incertain, Orual ne peut qu’être sceptique et se cacher elle-même à la vue des hommes et des dieux pour se protéger. C’est comme ça qu’on peut interpréter l’un de ses choix durant le roman qui est de caché son visage derrière un voile (ou un « masque » dans la version originale) pour cacher sa laideur aux yeux du monde comme un artifice radical plus efficace, moins vain que du maquillage ou que des beaux habits. De là naît toute une légende autour d’elle où autant le petit peule que les grands fabulent pour expliquer ce geste : soit son visage est horrible, soit trop splendide pour le montrer ou alors inexistant, le vide à sa place qui rendrait fou qui le verrait. Ainsi, du mystère, naît soit la superstition, soit le doute ?
Le parcours initiatique d’Orual et qui se dénoue dans la deuxième partie du récit, est forcément plus difficile à comprendre car Orual est amenée à réaliser un face à face avec elle-même et avec ses incertitudes vis-à-vis de tout ce qui est mystérieux et qui lui échappe. A la toute fin de sa vie, par le truchement d’expériences à mi chemin entre des visions et des rêves, son face à face avec les dieux est en vérité un face-à-face avec elle seule. Elle est amenée à ne plus tout décharger sur des instances supérieures mais à réaliser sa propre responsabilité dans le destin de Psyché, comment elle est intervenue et pourquoi de cette manière plutôt qu’une autre.
En vérité, ce chemin de réconciliation avec elle-même, et là où elle aboutit, n’est pas seulement « mystique » comme une façon d’accuser Lewis de réécrire ce mythe pour lui donner un message chrétien, fidèle à ses œuvres antérieures d’apologie chrétienne. Certes, ce n’est pas exclu mais je ne trouve pas que ça diminue la valeur de ce roman comme je l’ai lu dans un autre article. Certes, le cheminement d’Orual a quelque chose d’une conversion mais je trouve qu’elle n’est la conversion d’aucune confession mais a plutôt une valeur universelle, capable d’être vécue par tout un chacun. C’est un moment de reconnaissance, et je reprends cette idée d’un autre article celui-ci en anglais, comme ce qu’Aristote nomme l’anagnorisis (la reconnaissance entre deux personnages dans une pièce de théâtre par exemple) où il s’agit de se dévoiler, de se révéler tel que nous sommes pour enfin coïncider avec ce que l’on est. Il ne s’agit plus pour Orual (et son lecteur) de se trouver des excuses en se disant qu’on aurait pu agir de telle façon (sous l’effet du remords) ou que l’on voulait dire telle chose qui n’a pas été dit tel qu’on le pensait réellement. Ainsi, il s’agit d’être franc, de ne pas parler derrière des masques : parler en son nom propre, penser ce que l’on penser, désirer ce que l’on désire et pas ce que l’on image ou ce que l’on croit être bon…
C’est ainsi qu’elle est amenée à reconsidérer sa relation avec Orual et d’en reconnaître l’excès, le caractère passionnel qui n’avait rien à voir avec l’amour véritable mais un amour dévorant (comme celui de la Bête de la Montagne auquel a été sacrifiée en même temps que fiancée Psyché), possessif, à la limite de la haine. Ce qui a guidé Orual à agir telle qu’elle a agit envers Psyché, ce n’est pas l’envie devant ses richesses et son bonheur mais c’est plutôt le fait d’en être exclue, d’être séparée de Psyché et de ne pas avoir l’exclusivité de l’amour de Psyché pour elle seule. C’est une sorte d’amour qui l’a guidé mais d’amour jaloux qui a assimilé Psyché à un objet, à une de ses possessions. Il s’agit presque d’une sorte de narcissisme qui se donne les airs de l’amour et qui au contraire fait de l’amour de Psyché pour elle un jouet en sa possession.
Pourtant, contre l’article que j’ai cité plus haut, je ne voix aucun moralisme là-dedans mais plutôt une leçon de vie sur l’amour et sur les relations humaines. Le motif des dieux pourrait être laissé de coté ou alors être vu comme un pivot pour mieux reconnaître la meilleure façon de se comporter face aux autres et soi-même. Si l’on accepte une part de mystère, de merveilleux dans l’existence, quelque soit le nom qu’on lui donne, et qu’on accepte de ne pas tout expliquer, de ne pas tout posséder comme on possède un savoir, alors il est possible de reconnaître en chacun de nous une part de liberté où aucune maîtrise de l’autre n’est possible. Ainsi, Lewis met dos à dos autant le rationalisme (qui veut rendre raison de tout) que le mysticisme (qui, à certains égards, a des allures d’idolâtrie) pour défendre une relation de statu quo avec soi-même et avec tout ce qui est incertain. C’est une façon de vivre avec en reconnaissant qu’il y a aussi en chacun de nous une part d’erreur, de faiblesse et qu’on ne peut pas tout posséder ou consommer.
C’est une méthode aussi que j’applique pour interpréter ce roman pour ne pas le rabattre trop facile ment à son message chrétien, comme si C.S Lewis pouvait se résumer à une simple case « chrétien » dans une classification forcément arbitraire (comme on coche « monsieur » sur un papier administratif) pour laisser à son œuvre et à son auteur aussi une part de liberté. Ce roman est ambigu et en rien démonstratif (comme ses essais) et il est le résultat d’un mélange à la fois de culture gréco-latine du fait même qu’il est la réécriture du mythe de Psyché et Cupidon mais aussi de la philosophie grecque (l’un des personnages, le Renard, le précepteur de Psyché et Orual, est un vrai stoïcien dans l’âme!) mêlant le paganisme au propre bagage culturel de l’auteur, forcément ouvert à la culture judéo-chrétienne. Till We Have Faces, c’est toutes ces facettes et, forcément, certaines facettes m’ont échappée. Ça permet d’ouvrir ce texte à d’autres interprétations : la vôtre, peut-être, si vous l’avez lu ?
Mon édition est la suivante :
J’ai lu Un visage pour l’éternité dans la collection « Le livre de Poche » pour EUR 5, 80. Il est aussi disponible en français sous le titre Tant que nous n’aurons pas de visages (plus fidèle au titre original mais d’une longueur !) mais à un prix bien moins abordable : EUR 19,76.
Un article très intéressant encore une fois peut être un peu plus ardu de part la réflexion amenée au sein de l'oeuvre mais qui n'en demeure pas moins fascinant ^^. C'est vraiment dommage du coup que C.S Lewis soit généralement réduit à sa seule saga de Narnia! On devrait toujours aller au delà d'une seule lecture pour chaque auteur finalement.
C'est vrai qu'il est un tout petit plus difficile que les autres (et donc mon billet peut-être un peu moins clair ^^). Mais, ce n'est pas non plus représentatif de tout le roman : il reste très agréable à lire, les personnages sont plutôt attachants. L’héroïne bien sûr (je me suis beaucoup identifiée à elle), le Renard, son précepteur et un personnage dont je n'ai pas parlé Bardia, un soldat de son père puis d'elle-même, qui lui est très fidèle voire plus… :PJe crois que si l'on retient juste que c'est un roman initiatique (quelque soit la complexité du parcours intérieur de l’héroïne), ça devient plus facile à comprendre et à apprécier. 🙂
Vu comme cela, je me sens obligée de le rajouter à ma liste de futurs achats 😀
J'adore les transcriptions de mythes antiques dans des romans modernes : je vais donc bondir sur celle là, et découvrir CS Lewis par la même occasion !
Céline > Je te le conseille vraiment alors ! Je trouve que C.S Lewis a vraiment bien mené cette réécriture du mythe, il l'a complexifié et en même temps, ça brouille les pistes entre fiction et "réalité" vu qu'il le fait au nom de plus de vraisemblance compte tenu de la psychologie humaine.(Désolée d'avoir répondu si tard.)
Belle occasion de découvrir CS Lewis, que je ne connais que par Narnia, plus en profondeur ! D'autant plus que j'adore le mythe de Cupidon et de Psyché, et que cette insertion du personnage d'Orual me semble des plus intéressantes… et j'aime beaucoup les tableaux de Gérard et de Picot, que tu as mis dans ton article (surtout celui de Picot).Tu fais donc ton mémoire sur CS Lewis ?