« Visages noyés » (1961) de Janet Frame

20 Août

Janet Frame (Kerry Fox) dans Un ange à ma table de Jane Campion

 

« « Quand vous nous quitterez, il faudra oublier absolument tout ce que vous avez vu, l’effacer de votre esprit aussi complètement que si ça n’avait pas existé. Il faudra vivre comme tout le monde et ne plus penser à l’hôpital. » Vous qui lisez le témoignage que je viens d’écrire, vous devez vous rendre compte, n’est-ce pas, que je lui ai obéi… »

Résumé 

Comme un double de Janet Frame, Istina Mavet témoigne de ses dix années d’internement dans deux hôpitaux psychiatriques interrompues par de brefs séjours à l’extérieur avant de finir par en sortir définitivement. Sans que jamais la nature de sa maladie soit vraiment nommée ni tomber dans le voyeurisme ni le scabreux, on y découvre le quotidien et les traitements des patientes mais aussi leurs peurs, surtout la menace des séances d’électrochoc et des lobotomies. Sous les yeux d’Istina, chacune retrouve un visage humain en racontant des bribes de leur vie, de leurs rêves et de leurs lubies loin de l’anonymat de l’internement. 

Visages noyés (Faces in the water en anglais) est mon premier roman néo-zélandais et, j’imagine, j’aurais pu choisir plus joyeux. Pourtant, c’est un vrai coup de coeur et, si certains passages étaient parfois plus difficiles que d’autres, je l’ai lu presque d’une traite. Je l’avais commencé l’an dernier pour la 1e session de mon challenge du Commonwealth, j’avais dû l’abandonner faute de temps mais vraiment à regret. Même si le thème est très sérieux, j’ai pris étrangement beaucoup de plaisir peut-être parce que ce témoignage est très réaliste sans jamais tomber dans le voyeurisme ou le scabreux. On apprend beaucoup du monde psychiatrique mais surtout, c’est la poésie de ce témoignage qui m’a touché.

Scène en hôpital psychiatrique dans Un ange à ma table de Jane Campion

C’est difficile d’écrire la folie sans être caricatural et c’est par des images souvent très belles que la vie intérieure troublée de l’héroïne est décrite. Visages noyés est avant tout une critique du système psychiatrique et des vieilles méthodes qui cherchent à soigner les patientes par des moyens violents et radicaux comme les électrochocs et les lobotomies. Peut-être contre le langage médical trop objectif et froid pour saisir vraiment l’expérience des malades, Janet Frame a recours à beaucoup d’allégories comme le « Dieu Sécurité », le « Dieu Croix-Rouge », la « Saison du Danger » ou encore le « Dieu Irréalité » pour nommer les peurs d’Istina par rapport au monde extérieur et à ses dangers. Elle passe aussi par des métaphores plus ou moins réalistes pour exprimer la distance qui sépare les patientes du monde extérieur comme la banquise, qui rappelle le thème de l’eau dans le titre :

« On m’avait mise à l’hôpital parce qu’une grande brèche s’était ouverte dans la banquise et m’avait séparer des autres. De loin, je les voyais dériver avec leur monde à eux (…). J’aurais pu, sans doute, plonger dans la mer violette et nager pour rattraper les habitants du monde qui drivait là-bas. Mais je pensais : « Sécurité d’abord ! »

C’est donc par la parole et le témoignage avec ses propres mots même maladroits que l’héroïne finit par la guérir. En dix ans d’internement, les méthodes de traitement changent pour laisser plus de place à la cure analytique et à des méthodes plus douces comme lui montrer des images (peut-être le test de Rorschach), s’occuper de la bibliothèque de l’hôpital ou servir les repas des médecins sous l’initiative d’un nouveau médecin alors même qu’un autre la menaçait de lui faire une lobotomie.

Janet Frame

Janet Frame

Au-delà de la critique des méthodes psychiatriques, Janet Frame propose aussi une palette de personnages qui côtoient Istina des patientes aux infirmières en passant par sa famille. Seule sa tante Rose vient régulièrement la voir ce qui réduit considérablement ses contacts avec le monde extérieur. Plus que les médecins, ce sont les infirmières qui ont le mauvais rôle jusqu’à provoquer parfois les patientes pour qu’elles se battent pour des bonbons…

Parmi les nombreuses patientes que l’héroïne croise à chaque fois qu’elle est affectée dans un autre pavillon de l’hôpital, j’ai été touchée par le personnage de Brenda Barnes. Elle fait partie des malades qui ont subi une lobotomie et son comportement désordonné montre bien les conséquences désastreuses d’un tel traitement. Pourtant, elle garde de sa vie passée ses talents de pianiste. Elle joue même du piano aux malades comme un intermède de normalité avant de s’arrêter de jouer brusquement et de retomber dans une crise. Je la trouve assez touchante surtout quand elle se croit suivie par son frère et qu’elle répète « Fichez le camp, Mr Frederick Barnes ».

Les patientes reconstruisent dans l’enceinte de l’hôpital une apparente « vie normale » dans leur quotidien où chacune a un peu d’argent pour aller acheter des bricoles et des friandises dans une supérette à l’intérieur de l’hôpital. Cela va même jusqu’à entretenir une forme de vie sentimentale avec les malades du quartier des hommes. L’une d’elles qui a un soupirant va même jusqu’à s’acheter une bague qu’elle montre à qui veut comme une bague de fiançailles. Le personnel soignant organise même des bals et des fêtes sportives qui égayent un peu le quotidien des patientes qui sont plus habituées aux tâches ménagères et aux traitements qu’à des amusements.

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Janet Frame (Kerry Fox) filmée par Jane Campion

Ma lecture de Visages noyés m’a vraiment donné envie de regarder Un ange à ma table de Jane Campion pour mieux connaitre la vie de Janet Frame et voir ce que ce roman a d’autobiographique. Si Janet Frame a été faussement diagnostiquée schizophrène après dix ans perdus en hôpital psychiatrique et près de 300 électrochocs, Istina Mavet n’est pas Janet Frame qui garde tout de même une certaine distance avec son personnage. Je pense le voir et le chroniquer assez vite pour avoir ce roman encore en tête. J’ai aussi hâte de lire un autre roman de Janet Frame peut-être plus nettement autobiographique. Le style de l’auteur m’a vraiment enchanté malgré l’horreur de ce qu’elle raconte.

« Je me demandais parfois si je n’étais pas moi-même l’invitée de mon imagination, cette imagination qui m’entourait comme un château hanté, et si la présence de mes propres fantômes ne se faisait pas de plus en plus oppressante. »

Un témoignage sur la reconquête d’une humanité perdue à lire et à méditer.

Où trouver Visages noyés

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Faces in the water / Visages noyés de Janet Frame

Visages noyés de Janet Frame

Titre original : Faces in the water 

Edition : Rivages poche (309 p.)

Traduit par Solange Lecomte

 

 

 

 

Lu avec Novelenn. Merci à elle de m’avoir suivi dans cette LC 😉 

 

Dans le cadre des challenges :

Challenge du Commonwealth

1e participation au Challenge du Commonwealth

logo autour du monde

2e lecture pour le challenge « Autour du monde » chez Matilda

4 Réponses to “« Visages noyés » (1961) de Janet Frame”

  1. novelenn 15 septembre 2014 à 9:49 #

    Une fiction puissante et réaliste. J’ai mis du temps à la lire car c’est un thème qui me touche très fort !
    Reste que j’ai adoré le style de Janet Frame et que j’ai hâte de la retrouver dans ses poèmes par exemple.

    Mon avis : http://novelenn.wordpress.com/2014/09/15/faces-in-the-water-janet-frame/

  2. Claude 29 novembre 2014 à 2:41 #

    Bonjour, Janet Frame est une de mes auteures préférées. Je l’avais découvert comme beaucoup par le film, j’ai ensuite lu au fur et à mesure des traductions tous ses livres. Claude

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