« Qu’importe l’intrigue ? L’intrigue n’est là que pour créer l’émotion. Il n’y a que deux émotions : l’amour et la haine. A quoi bon s’inquiéter de l’intrigue ? Ne vous inquiétez pas de l’intrigue, l’intrigue n’est rien. La paix est le troisième sujet d’émotion. L’amour, la haine, la paix : voilà les trois émotions qui forment la trame de la vie humaine. »
L’intrigue
Une journée de juin 1939, dans une bourgade de la campagne anglaise. Malgré l’imminence de la guerre, le quotidien continue son cours comme cette représentations théâtrale annuelle qui va se dérouler chez les Oliver soit en plein air si le temps le permet, soit dans la grange à l’abri des intempéries. Mais tout ça est bien secondaire comparé à ce qui se passe aux entractes, avant, pendant et après la pièce entre les personnages, dans la solitude et dans leur intériorité. Plusieurs générations se côtoient sans vraiment se connaître. Isa s’évade dans ses rêveries poétiques elle qui, de retour sur terre, aime et hait son époux, « le père de ses enfants », Giles Oliver qui lui, se sent étranger à lui-même, forcé à être un homme de la ville alors qu’il ne respire que dans le monde de la campagne. Barthélemy et Lucie, frère et sœur d’un âge certain, sont aussi inséparables que distants. Et qui est cet étrange inconnu, William Dodge, qui se défend d’être un artiste ? La pièce va les obliger à se regarder tous en face, « nous-mêmes », sans qu’ils en soient forcément changés…
« Je viens de clouer l’écriteau à la porte de la grange » (…) Ces mots sont comme la première mesure d’un carillon de cloches. Quand la première mesure sonne, on entend la seconde, quand la seconde sonne, on entend la troisième. Aussi, quand Isa entend Mrs Swithin dire « J’ai cloué l’écriteau à la porte de la grange », elle sait qu’elle va dire : « pour la représentation. »
Et lui dira : « Aujourd’hui ! Nom d’un bonhomme, j’avais oublié !
– S’il fait beau », continue Mrs Swithin, « on donnera la représentation sur la terrasse…
– Et s’il pleut, continue Barthélemy, « dans la grange.
– Et qu’aurons-nous ?, continue Mrs Swithin, « du beau temps ou de la pluie ? »
Alors, pour la septième fois, ils regardent par la fenêtre.
« Cette voix, est-ce nous-mêmes ? Des pièces, des fragments, des morceaux, sommes-nous aussi cela ? La voix s’éteint. »
Walt Kuhn, Woman with Bracelet (Between the Acts) |
Cette possibilité du changement s’exprime entre les actes mais aussi pendant la pièce à tel point que son déroulement est perturbé. Il faut dire qu’à de multiples reprises, les nombreuses associations d’idées des personnages les mènent à se questionner non seulement sur l’origine de telle expression (comme « toucher du bois » par exemple) mais surtout sur eux-mêmes devant la pièce :
« Ils ne sont pas prêts ; on les entend rire (disent-ils)… Ils s’habillent. C’est la grande chose de s’habiller. (…) Croyez-vous que les gens changent ? Les vêtements, bien sûr… Mais, je veux dire, au fond… En rangeant un placard, j’ai trouvé un vieux chapeau de mon père… Mais nous, au fond, changeons-nous ? (…) Ce qu’elle veut dire, c’est que le changement est inévitable, à moins que les choses ne soient dans un état de perfection ; dans ce cas, le temps serait vaincu. C’est ce qui arrive pour le ciel. »
« Que c’est vexant d’avoir un auditoire ! Oh, écrire une pièce sans auditoire – la pièce par excellence. Mais ici elle a un auditoire devant elle. A chaque seconde, ils échappent à son étreinte. »
« Comme c’est long ! », s’écrit-elle.
« C’est un entracte », dit Dodge, lisant le programme.
« Et après cela, quoi ? » demande Lucie.
« Notre époque. Nous-mêmes », lit-il.
« Dieu veuille que ça soit la fin », dit Giles d’un ton bourru.
« Ils ne sont ni Victoriens, ni eux-mêmes. Ils sont en suspens, comme les limbes. (…) « Nous-mêmes… » Ils reviennent au programme. Que peut-elle savoir de nous-mêmes ? Les Élisabéthains, bien ; les Victoriens, peut-être ; mais nous-mêmes, assis ici un soir de juin, en 1939, c’est ridicule. « Moi-même », c’est impossible. D’autres personnes, peut-être : Cobbet de Cobbs Corner, le commandant, le vieux Barthélemy, Mrs Swithin – eux, peut-être. Mais moi – non, elle ne peut pas me prendre sur le vif. »
« Tiens, c’est le vieux Bart. Voici Manresa. Voyez ce nez…, cette robe…, ce pantalon…, ce visage… ils les ont attrapés… Nous-mêmes ? Mais c’est cruel de nous attraper en instantané avant que nous ayons pu prendre… Et ne représenter qu’un aspect… C’est une caricature, c’est vexant, ce n’est pas du jeu ! »
« La fenêtre est tout ciel, sans couleur. La maison a perdu toute sa puissance d’abri. La nuit triomphe, la nuit d’avant qu’il y ait des routes ou des maisons, la nuit que contemplait les hommes des caverne du haut d’une éminence, parmi les rochers. Le rideau se lève. Ils parlent. »
« Je suis William », dit-il, prenant la feuille pelucheuse et la serrant entre le pouce et l’index.« Je suis Isa », répond-elle. Ils se mettent alors à causer comme s’ils se connaissaient depuis toujours ; ce qui est étrange, dit-elle comme elles font toujours), considérant qu’il n’y a qu’une heure qu’ils se connaissent. Ne sont-ils pas cependant des conspirateurs, des poursuivants de visages cachés ? Une fois cela admis, elle s’arrête, se demande (comme elles font toujours) comment il se fait qu’ils se parlent ainsi sans faire de façons. Et elle ajoute : « Peut-être parce que nous ne nous sommes jamais vus auparavant, et que nous ne nous reverrons plus.
« La fatalité d’une mort soudaine est suspendue au-dessus de nos têtes », dit-il. « Aucun moyen de reculer, ni d’avancer, pour eux comme pour nous », il pense à la vieille dame qui lui a montré la maison. L’avenir imprègne le présent, comme le soleil passe à travers la feuille de vigne transparente aux nombreuses veines – réseau de lignes qui ne forment aucun dessin. »
Où se procurer Entre les actes ?
Lu dans le cadre du challenge Virginia Woolf de Lou.
Lou propose aussi une lecture commune d’Entre les actes pour le 1er avril. Moi, j’ai pris de l’avance mais si cela vous tente, n’hésitez pas à aller vous inscrire chez elle ! 🙂
Je l'ai dans les éditions de la Pléiade, on verra quels sont les commentaires sur les allusions à l'eau ! J'ai lu tout le début de ton billet avec beaucoup d'intérêt, tout ce que tu dis sur le contexte me donne très envie de lire ce roman. Je n'ai pas lu la deuxième partie du billet comme je sais que cette lecture m'attend prochainement mais je ne manquerai pas de revenir après cette découverte.
Désolée de répondre si tard. Trop de boulot tue. :S Les notes de la Pléiade seront surement meilleures. ^^ Tu as eu raison de ne pas continuer la lecture de mon billet trop loin pour ne pas te gâcher la lecture. Je suis en train de lire "La traversée des apparences", j'en suis au début mais il y a du potentiel ! Et rien que de voir le nom de Mrs Dalloway comme un des personnages, ça fait son petit effet !
il faut que je le lise ! Comme je me suis inscrite au challenge woolf, je pense le lire bientôt… Ton billet est très beau !
Ravie que ce billet t'ait plu ! C'est une lecture très agréable, tu verras. (enfin, j'espère qu'elle te sera aussi agréable que pour moi ^^) Même si ce n'est pas mon préféré, je lui trouve beaucoup d'unité : c'est un roman court, ça aide aussi.
C'est le seul roman de Woolf que je n'ai pas encore lu. Pour être honnête, j'en suis déjà arrivée à la moitié il y a plus d'un an, mais c'était pendant une panne de lecture et j'ai craqué pour ne pas me dégoûter de ce livre pour de mauvaises raisons. J'ai très envie de le recommencer, et en même temps j'aime l'idée de n'avoir pas encore lu tous ses romans…
@Lilly : Oui, c'est toujours rassurant de se dire qu'on a encore au moins un roman d'un de ses auteurs fétiches à lire. J'adorerais me dire la même chose avec Jane Austen… Je te conseille en tout cas de reprendre ta lecture d'"Entre les actes" qui m'a beaucoup touché par son originalité. Et je n'avais pas encore saisi le lien entre le théâtre et Virginia Woolf. A creuser. 🙂