« Es-tu aussi d’avis que ce qui donne un sens à notre vie c’est uniquement la passion, qui s’empare un jour de notre corps et, quoi qu’il arrive entre-temps, le brûle jusqu’à la mort ? Crois-tu aussi que notre vie n’aura pas été inutile, si nous avons ressenti, l’un et l’autre, cette passion ? (…) Sommes-nous ridicules si nous pensons, l’un et l’autre, que, malgré tout, la passion s’adresse à une seule personne… éternellement à quelque énigmatique personne, bien définie, qui peut-être bonne ou mauvaise, indifféremment, puisque l’intensité de notre passion ne dépend aucunement de ses actes ni de ses qualités ?
L’intrigue
Les Braises raconte l’histoire de la mort d’une passion et d’une amitié mourante entre deux amis d’enfance aussi opposés de condition que de caractère, arrivés à la fin de leur vie Si le Général, l’hôte, est riche, généreux et patriotique, Conrad, l’invité, est désargenté, cynique et individualiste. Sur fond de Seconde guerre mondiale, leurs retrouvailles, qui ne dureront que vingt-quatre heures dans un huit-clos, retracent leurs deux vies au long de l’espèce d’interrogatoire auquel Conrad est soumis sous la pression du Général. Ce long dialogue pleins de non-dits et de coups de théâtre devient psychologique et philosophique, laissant les vieux sages s’interroger sur l’amitié, l’amour, le destin mais aussi la trahison pour mieux cacher les vraies questions de leur histoire personnelle. Le feu de leur amitié est-il vraiment éteint ? Quels secrets se cachent derrière les braises ?
Ce roman fait partie de mes coups de coeur cette année alors faute d’avoir pu le chroniquer, j’en profite pour le mettre à l’honneur avec ce nouveau Un mois, un extrait après des mois d’absence sur ce blog de ce rendez-vous.
Qu’est-ce qu’« Un mois, un extrait » ?
« Dans les épisodes précédents », « Un mois, un extrait » a fait découvrir
J’ai découvert avec ce roman la littérature hongroise et je crois vraiment que c’est une merveilleuse façon de commencer. L’an dernier, j’ai acheté beaucoup de romans hongrois d’après les conseils d’une amie d’origine hongroise et ancienne prof d’anglais de mon lycée. Si ma première expérience avec Imre Kertész a été assez éprouvante quant au sujet du livre, mais aussi le style très philosophique, Les Braises est un roman très abordable qui, à sa manière, m’a beaucoup fait penser à Mrs Dalloway à cause du temps de l’action très bref, qui ne retrace qu’un jour dans la vie de deux hommes vieillissants tout en revenant sur leur passé.
Comme vous le voyez, j’ai encore un autre Márai à lire, L’Héritage d’Esther dont j’ai lu plusieurs critiques plus que positives ce mois-ci comme chez Shelbylee. Avant de lire Les Braises, je ne connaissais pas cet auteur, même de nom. Traducteur de Kafka en hongrois, témoin de l’Histoire et de la montée des totalitarismes, exilé en Italie et aux Etats-Unis à cause de ses idées incompatibles avec le régime communiste hongrois d’après-guerre, il finira par se suicider en 1989 après la mort tragique de ses proches. Son destin, même triste, me semble intéressant littérairement car son expérience et sa vie lui ont inspiré une oeuvre profonde, pleine de questionnements qui m’ont touchés dans Les Braises. Je ne sais pas à quel point ses romans sont autobiographiques ou non mais j’y ai senti beaucoup de personnalité et beaucoup d’âme.
C’est dommage que cet auteur soit resté inconnu de son vivant en France et seulement traduit dans les années 90 mais je pense qu’il gagne vraiment à être connu et lu. Comparé à Stefan Sweig et Arthur Schnitzler, j’ai personnellement hâte de continuer à connaitre son oeuvre; Sans être foncièrement novateur, son style est tellement fluide que la lecture vous emporte. C’est bien simple, je n’ai pas pu lâcher Les Braises. Les personnages semblent si proches grâce à une psychologie très développée et en même représentatifs d’une société mourante, de la fin d’une ère à la manière du Guépard de Lampedusa.
Mais c’est surtout le style et le thème de la vengeance, de la nostalgie et de l’amitié qui m’ont vraiment transportés. Même si on est invité à suivre principalement le point de vue du Général, le personnage de Conrad, très ambigu moralement, ne vous laissera pas indifférent. C’est d’ailleurs le passage qui suit que je vous invite à lire qui me l’a fait aimé. On y découvre pendant un flashback sur la naissance de leur amitié sa passion pour la musique et pour Chopin. Les mots sont très justes alors forcément, j’étais perdue.
Les Braises de Sándor Márai, extrait du Chapitre VI
Traduction (de l’hongrois) : Marcelle & Georges Regnier
Edition : Livre de Poche, p. 48-49.
« Pourtant, Conrad disposait d’un refuge, d’une retraite cachée, où le monde ne pouvait l’atteindre : la musique. (…) Toute musique le touchait comme un coup porté à son corps. Elle lui communiquait des émotions dont les autres ne pouvaient avoir la moindre idée. Sans doute ne s’adressait-elle pas seulement à son cerveau. L’existence de Conrad s’écoulait selon les règles sévères de son éducation, règles qu’il avait acceptées librement, comme un croyant accepte de faire pénitence et, au prix de cette discipline, il avait atteint un certain rang dans le monde. Mais, dès qu’il entendait de la musique, son attitude raide et crispée paraissait se détendre, comme lorsque dans l’armée, après une longue et fatigante parade, retentit soudain le commandement : repos. À ce moment-là, il oubliait son entourage. Le regard fixe, brillant, il ne voyait plus ses supérieurs ni ses condisciples, ni les jolies femmes autour de lui.
La musique il l’écoutait avec son corps. Il l’absorbait, comme assoiffé. Il l’écoutait comme le prisonnier écoute le bruit des pas qui approchent et apportent, peut-être, la nouvelle de la délivrance. Il n’entendait plus rien d’autre, tout disparaissait, absorbé par la musique. Dans cet état, Conrad n’était plus militaire.
Comment lire Les Braises ?
Les Braises de Sandor Marai
Lu en Livre de Poche
J’espère que cet extrait vous donnera envie de lire ce beau roman ou de (re)découvrir Sandor Marai. Rendez-vous à la mi-août pour lire un nouveau Un mois, un extrait ! En attendant, n’hésitez pas à me soumettre des idées d’extraits à lire !
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